Un
visage fatigué surgit des ombres, lorsqu’une petite flamme jaune jaillit à
l’extrémité de l’allumette, qui s’engouffra à l’intérieur d’une pipe pour en
brûler le tabac. Les yeux de Norünwel, phares pensifs dans la fumée grise,
fixaient inlassablement un parchemin manuscrit, posé sur sa massive table de
chêne. Cette lettre, c’était en vérité une missive venue d’Heilagr, et elle
portait le sceau de Thurn und Taxis, désormais surmonté d’une couronne
princière.
Deux semaines auparavant, suite à
l’embuscade forestière dans laquelle Xeros Barda avait péri, la reine Koneult,
affligée par le chagrin, avait dû se résoudre à désigner un successeur à feu
son fils ; son choix s’était alors porté sur le seigneur le plus puissant – et
le plus rude – de la Mélée, celui-là même dont le domaine avait été le théâtre
de la tragédie. Ainsi prit-elle Adriaen pour fils, devant bon nombre de nobles
et l’esprit conjuré de son père Ulrich. Le maître du rocher de fer, déjà
influent à l’Est du royaume, avait ainsi étendu sa poigne, et était
officiellement devenu l’un des prétendants au trône du pays des collines.
Toutefois, cet honneur suscitait la controverse chez bon nombre de seigneurs,
et Norünwel, résident du Châteaubleu et maître des rivages occidentaux, était
de ceux-là.
Tandis qu’il fumait, anxieux, et
relisait d’un regard lointain le courrier princier, son neveu Gil fit irruption
dans le bureau. C’était un bel homme, dont la jeunesse ne lui permettait pas
encore la connaissance précise qu’avait son oncle sur certaines grandes
personnes du royaume. C’est pourquoi il se référait toujours à la parole de son
aîné, qui se déplaçait de moins en moins hors de son domaine, encore moins pour
défendre son avis lors d’un conseil extraordinaire – comme cela lui était
demandé par le nouveau prince de Mélée. Tous les seigneurs, en personne ou par
voix d’émissaire, avaient été conviés, et il se chuchotait que l’assemblée
serait grave, mais que pourraient l’être plus encore ce qui en ressortira.
Gil devait quitter Châteaubleu dans
l’heure suivante ; avant cela, il avait sollicité une dernière fois les mots de
Norünwel. Il demanda :
« Je sais vos convictions, et les
partage ; mais il demeure un trouble en moi, sur le prince et seigneur guerrier
de Thurn und Taxis. Vous, mon oncle, qu’en pensez-vous ? »
« Peu de certitudes, mon garçon ;
car c’est la rumeur qui nourrit mes inquiétudes. Je n’ose y prêter trop de
crédit tant elle me terrifie, mais je la sais malheureusement crédible. Toi qui
vas prochainement rencontrer Adriaen le noir, j’espère que tu me reviendras
porteur de réconfort, et que tu infirmeras la confidence qui suit.
« Beaucoup de brume subsiste quant
aux circonstances exactes de la mort de Xeros le doré. Ce qui s’est
officiellement produit, c’est de la bouche d’Adriaen que nous le savons, et il
le tiendrait lui-même du témoignage d’un survivant de l’assaut de ces barbares
forestiers. Peu de preuves, et l’étrangeté de la victoire de sauvages appauvris
face à une dizaine de chevaliers. Rien n’est certain, comme je te l’ai dit, et
c’est dans tel contexte que les murmures font frémir, même les plus sceptiques
d’entre nous.
« L’intronisation d’Adriaen soulève
également l’interrogation. Il est si rare que ce dernier sorte de sa
forteresse, et il m’est difficile d’imaginer Koneult la généreuse, la plus
pacifique des quatre enfants d’Ulrich de Bardière, confier de son pouvoir à un
esprit si belliqueux. La perte de son fils l’a affligée, d’aucuns disent que le
maître de Thurn und Taxis tient les réflexions de la reine entre ses griffes,
et qu’il la manipule dans son intérêt. »
« Une conspiration aussi malsaine
peut-elle réellement se tramer à Heilagr ? »
« Je le crois. Adriaen est un méléen
parmi les plus fiers et patriotes, et ne fera rien qui porte selon lui préjudice
au royaume ; mais il a un dessein, que je pressens lourd de conséquences pour
les jours à venir, et il est fort probable que tu en sauras davantage au
conseil qu’il a convoqué. »
« Et quel serait ce dessein ? »
« Tu le découvriras bien assez tôt,
si je suis dans le bon. J’espère cependant me tromper. »
Ils poursuivirent un moment leur
discussion ; puis Gil passa les portes de Châteaubleu, et chevaucha vers l’Est
; et il parvint quelque deux heures plus tard la capitale.
La cité était vivante, et lumineuse
aussi : les maisons, construites de pierre claire et de chaume chaleureuse,
saluaient le soleil qui circulait dans chaque rue ; et chaque avenue chantait,
car le peuple méléen marchait là, ou s’attardait devant l’une des multiples
échoppes, dont émanaient des fragrances florales et des parfums alléchants.
C’était, proclamait-on, le carrefour des belles gens, ces individus qui tirent
plaisir de ce qui croît dans la nature – roses, laines, ou volailles –, ces
aristocrates dont les deux seuls privilèges étaient de savoir et de pouvoir
savourer tout ce qui était bon. L’émerveillement de Gil ne s’était pas estompé
avec le temps.
Il remonta la grand-rue, jusqu’au
palais royal. La demeure de la reine Koneult, à l’image d’Heilagr, était
accueillante. Ce n’était pas là une forteresse taillée pour briser les assauts
ennemis comme l’était Thurn und Taxis, mais une demeure construite pour
l’hospitalité et les banquets. Gil y
entra, et bientôt rencontra Koneult Barda. Il s’étonna d’être accueilli
par la reine en personne, mais c’était bien là sa charmante étrangeté. Il ne
devait certainement pas en être de même chez le reste de sa fratrie.
« Gil, porteur de la voix de Norünwel, soyez le bienvenu
en ma demeure. »
Et il lui retourna ce salut, si
solennel qu’il en devint presque ridicule.
« Je n’ai pas encore les printemps
et ne suis pas suffisamment vénérable pour de telles politesses ! Vous pouvez
vous contenter d’un « bonjour », car il me souhaite d’heureuses heures, et
c’est là tout ce dont j’ai besoin – vous pouvez aussi ne pas me saluer du tout,
comme le font mes propres enfants… »
Elle se tut. Le deuil pesait
toujours lourdement sur elle ; aussi conclut-elle moins joyeusement :
« Le conseil aura lieu à la tombée
de la nuit. Le seigneur et prince Adriaen a demandé qu’il se tienne dans les
salles souterraines. On viendra vous chercher à votre chambre. »
Et ce fut elle encore qui le guida
dans les couloirs lumineux du château. Le soleil était encore haut dans le
ciel, Gil se permit donc un bref repos. Le lit était douillet, et il eut bien
du souci pour ne pas s’y endormir – ou du moins, pas trop profondément.
Cependant, il fut chanceux de s’éveiller aux heures rougeoyantes. Il estima que
le conseil débuterait d’ici une heure, et put longuement se préparer. Il tâcha
notamment de se remémorer des précieux conseils de son oncle, ainsi que de ses
avertissements. Il se demandait aussi comment pouvait être le nouveau prince de
Mélée – et ne devait probablement pas être le seul. De cet individu intrigant,
on savait finalement peu de choses, et il s’était tant emprisonné entre ses
propres murs que la plupart des émissaires présents ce soir le verraient
certainement pour la première fois.
Puis, ce fut l’heure ; et la
reine revint à sa porte, et elle le guida à travers les couloirs de son palais,
jusqu’à des souterrains moins hospitaliers. A la lueur mourante du crépuscule
se substituèrent les ténèbres, et ces salles étaient froides. Bien qu’il n’ait
jamais assisté auparavant à pareille assemblée, Gil sut tout de suite que
c’était là une marque du nouveau prince, et que les conseils devaient de
coutume se dérouler dans un espace plus accueillant.
Il fut parmi les derniers à parvenir
dans la salle choisie - vraisemblablement une cave réaménagée pour l’occasion.
Le conciliabule put alors débuter, malgré l’absence d’Adriaen. Devaient y être
abordés plusieurs sujets d’ordre administratif, sur l’ordonnance de la Mélée.
C’était la pratique, lorsque les princes se réunissaient dans la demeure
royale ; et le seigneur de Thurn-und-Taxis avait apparemment choisi de s’y
soustraire. Cela ne manqua pas de susciter les murmures parmi les nobles et
leurs émissaires, qui y voyaient là un irrespect total.
Mais lorsqu’il entra enfin, tous se
turent. Adriaen Barda, seigneur guerrier du rocher de fer, et prince de la
Mélée, pesait de toute sa stature et de son regard sombre sur chacun des
membres de l’assemblée. C’était, en vérité, une entrée qu’il avait mûrement
méditée : il désirait non seulement s’épargner l’ennui de sujets
inintéressants pour lesquels, toutes ces années, il ne s’était jamais déplacé
en personne, mais il voulait également qu’on le remarque. Gil se souvint alors
des mises en garde de son oncle.
« Ce n’est point pour
discutailler de finances ou de moissons que je vous ai ici convoqués, messieurs
et mesdames et voix de la Mélée. Ce qui m’importe - et il doit en être de même
pour tous - c’est l’assassinat du prince d’or. Notre souverain, et pour
certains notre ami.
« Cette mort fut autant
tragique qu’impromptue. Ce que nous savons, c’est qu’elle est le méfait direct
des barbares forestiers, qui pillent et sévissent dans le Nord-Est - mes
terres, notamment, dont je les chasse fréquemment. J’en sais donc à leur sujet,
suffisamment pour trouver cet attentat étrange. Comment une horde de sauvages
en haillons aurait-elle pu venir à bout d’une compagnie officielle ?
Comment leurs pics de mendiants auraient-ils pu percer l’armure du prince d’or ?
« Un terrible soupçon est né
dans mon esprit, lorsque je vis mon prince mort à mes pieds ; et ce que je
découvris en venant à Heilagr a achevé de me convaincre de la gravité de cette
affaire. »
A ces mots, il sortit du revers de
sa cape un papier, qu’il lança au milieu de la table ronde. C’était une lettre,
dont le sceau rouge avait été brisé. L’appel de Thurn-und-Taxis, qu’Adriaen
n’avait en réalité jamais envoyé.
« Cette lettre, scellée par mon
sceau à mon insu, a attiré le prince dans le coupe-gorge de la forêt. Vous tous
savez qu’il est impossible de contrefaire parfaitement un sceau officiel, et
jamais un faux ne serait passé outre la vigilance de Xeros. Cela signifie
que... »
« ... la traîtrise est dans nos
rangs » acheva l’un des seigneurs ; et Gil en fut saisi par la
terreur, comme tous. Des regards s’échangèrent, et les rumeurs sur le seigneur
de Thurn-und-Taxis s’imposèrent de nouveau dans les chuchotements. Ce dernier
frappa durement du poing sur la table.
« Fous que vous êtes ! Il
n’est aucun d’entre vous qui soit plus affligé que moi de savoir que la
conspiration provient de ma propre forteresse. Toutefois, je persiste à croire
que les fils de cette machination ne sont pas tirés par un méléen ; et je
me demande quels mots ou quelles richesses auront corrompu la loyauté qui à
nous tous est si précieuse.
« Voici ce que je crois :
un ennemi, dans l’ombre, nous inocule peu à peu le poison de la discorde. Il a
tué l’un de nos princes dans un piège odieux, pour lequel il a acheté l’un de
mes servants, et procuré de nouvelles armes aux barbares forestiers. C’est un
ennemi qui avance avec ruse pour fragiliser la Mélée de l’intérieur, par le
meurtre et les doutes ; et, lorsque l’anarchie sera, il se dévoilera
enfin, et nous portera l’estocade fatale.
« Il est rusé, et c’est ainsi
que je le nomme : Wyld, roi de Cérastes. »
La cohue redoubla, ne se dissimulant
plus en murmures d’une oreille à une autre. D’aucuns approuvèrent les pensées
d’Adriaen, tandis que d’autres l’insultèrent publiquement de conspirateur. Gil,
encore inexpérimenté de ces assemblées, ne sut quoi en penser
immédiatement ; toutefois il présageait que le spectre que Norünwel
craignait tant allait surgir. Lui-même devinait ce que son oncle avait tant
craint.
« Voyez comme l’œuvre de ce roi
puant s’accomplit ! La décision qui va suivre, il n’ignore pas que je suis
le seul en ce royaume capable de la porter, car je suis Adriaen le noir, alors
que la bonté entraverait tout autre seigneur face à cette responsabilité. Son
but ultime est de mener les cérastiens à l’assaut de la Mélée, de la ravager,
et d’y étendre son royaume et ses maléfices.
« C’est une guerre fratricide
entre les enfants d’Ulrich de Bardière, et elle est désormais inévitable. Aussi... »
Le silence, lourd et pesant, tomba aussitôt ;
et les échines furent parcourues de frisson. Gil, et Norünwel, virent leurs peurs
se confirmer.
« ... c’est nous qui déclarerons
la guerre. »
Par Adrian Mander
Illustré par Coconut Dynamite