Cinq hivers s’étaient écoulés depuis la mort d’Ulrich III de Bardière ; et les neiges avaient recouvert autant le royaume unique que le cœur des quatre roi et reines qui régnaient alors. Les murs et les forteresses étaient sortis de terre aux frontières de leurs domaines, la rancœur de l’un à l’égard de ses sœurs lentement croissait, tandis que la méfiance de celles-ci obscurcissait leur jugement ; ainsi approchait le spectre d’une guerre qui semblait aussi inévitable que voulue, bien qu’aucune armée ne se soit encore soulevée sous les bannières de son seigneur.

Un matin, de sombres nouvelles étaient parvenues à Heilagr, capitale de la jeune Mélée ; et le prince Xeros en personne s’en était allé plus tard dans l’alerte de ce message. Porteuse du sceau d’Adriaen, seigneur de Thurn und Taxis et le plus riche de la Mélée, la lettre faisait état des exactions grandissantes des barbares forestiers au nord-est du royaume. Terrés dans la forêt qui longeait la frontière cérastienne, il arrivait de plus en plus fréquemment que ces sauvages sortent pour piller les villageois voisins ; mais la forteresse de Thurn und Taxis était proche, et ils étaient vite chassés par les hommes d’Adriaen. Vive cependant était l’inquiétude de ce dernier dans son message, et il avait prié le prince d’or de conduire au plus vite une cohorte en renfort.

Lentement le soleil s’endormait à l’horizon, et le ciel rougeoyait lorsque Xeros et sa compagnie entrèrent dans la forêt qui entourait la région de Thurn und Taxis. Là, les arbres n’étaient plus des ancêtres bienveillants tels qu’on les voyait dans la Mélée profonde, mais des ombres inquiétantes où chaque hululement mille fois résonnait; et les collines bien plus hautes, en réalité les derniers reliefs montagneux de la chaîne de Haast où régnait Calya, la dame des aigles. Le prince approchait du rocher de fer - tel qu’était surnommé le château d’Adriaen - lorsqu’une dizaine de forestiers surgirent des feuillages et leur barrèrent la route.

Certains fixaient avec rage les méléens derrière leurs chevelure longue et sale, d’autres au crâne rasé assuraient le cercle armé avec davantage de discipline ; et l’un de ces sauvages, à la crinière sombre et au regard fourbe, s’approchait du prince. Il tenait dans ses mains une longue lance, dont la pointe acérée était comme capricieuse, ou assoiffée.

« Voyez-vous mes amis ce que nous tenons là, dit le barbare. De gros seigneurs à l’écorce dure et à la chair tendre. Cela me met en appétit RA AH ! »

« RA AH ! » reprirent-ils tous en cœur.

« Et celui-ci, oh ! que tu es beau, dit-il à Xeros, dans ton armure blanche et ton casque d’or. Ta dépouille fera assurément de moi le bandit le plus riche qui fut dans ces contrées ! »

« Garde-toi de trop rêver, fou, répliqua ce dernier, car tu te trouves sur la route de Xeros Barda, prince soleil de la Mélée. »

A ces mots, il tira Ewia la lumineuse de son fourreau, et son escorte en fit de même. Mais d’autres bandits, tapis dans les ténèbres, abattirent tous les chevaux d’une salve de flèches, et ceux qui les encerclaient resserrèrent leur étreinte, et achevèrent à terre tous les méléens. Quant à Xeros, il réussit longtemps à tenir tête au chef barbare et à repousser sa lance ; il ne put cependant pas esquiver le coup d’épée qu’on lui porta à l’arrière, puis une percée dans la poitrine. Ainsi mourut le prince d’or, le fer d’Adalphius le perfide dans le cœur ; et la mission de ce dernier était maintenant accomplie.

L’un des cavaliers méléens avait heureusement échappé au massacre en se réfugiant dans un buisson, et avait assisté au destin tragique de son seigneur. Une fois que les forestiers eurent collecté tout ce qu’ils purent trouver de précieux et s’en furent allés, il retourna auprès du corps princier, et fut dès lors certain que plus rien en son pouvoir n’était possible pour le ramener. Se refusant à l’abandonner aux rongeurs de la forêt, et Thurn und Taxis n’étant plus qu’à une heure de marche, il le porta dans ses bras et gagna la forteresse.

Quand il parvint enfin devant les murs austères du château, deux des gardes de la porte sud vinrent à sa rencontre, et aussitôt reconnurent le prince décédé. L’un d’eux se précipita à l’intérieur ; et le seigneur Adriaen apparut quelques minutes plus tard à la porte. Il courut devant le corps de Xeros, et se lamenta sur sa poitrine ; et personne ne vit combien son chagrin était grand. Car tous deux avaient jadis été amis et traversé la Bardière ensemble, et Adriaen était maintenant accablé par le regret de n’avoir jamais pris le temps, depuis toutes ces années, de sortir de Thurn und Taxis pour le revoir. Ses sanglots silencieux durèrent un temps ; ensuite il se releva.

« Comment ? » demanda-t-il simplement au méléen survivant.

Et il lui raconta tout ; jusqu’à ce que le seigneur l’interrompe.

« Me dites-vous là que vos chevaux ont été la cible de leurs flèches ? »

« C’est exact, monseign... »

« Et que la lance de leur chef a su passer au-delà de l’armure du prince ? »

« C’est exact, mons... »

« Par l’Enfer ! »

Et, sans donner plus d’explications, il se retira dans Thurn und Taxis, et les autres suivirent. Celui qui avait échappé à l’offensive des forestiers put retrouver ses forces et ses esprits à la table du seigneur, où des faisans étaient servis ce soir-là. C’était une viande qu’affectionnait beaucoup Adriaen, particulièrement lorsque celle-ci était saignante ; pourtant il ne releva pas la délicate attention des cuisiniers et n’avala rien. Tout le long du dîner, les circonstances de la mort de Xeros le tourmentaient, tant elles lui paraissaient étranges.

Il finit par prendre la décision de se rendre en personne à Heilagr, où il tenait à porter personnellement la funeste nouvelle à la reine Koneult ; mais où il voulait aussi infirmer - ou vérifier - le sujet de sa crainte. Seul Jorge, un capitaine en qui il plaçait sa confiance la plus totale, fut averti de son départ ; et il lui confia pour le temps de son voyage la gouvernance du château.

Il ne rencontra aucun brigand lors de sa chevauchée, et très rapidement sortit de la forêt, et cavala entre les basses collines. Il parvint à la capitale à midi, seulement accueilli par le parfum des rôtis que la reine avait elle-même cuisinés pour le festin. Cela n’était guère étonnant, car au contraire l’était la venue du seigneur à Heilagr, si peu habitué à sortir de sa forteresse ; et Koneult et sa fille Hijalie comprirent ainsi qu’un fait terrible s’était produit. La princesse se retira dans sa chambre pour y pleurer son frère, et la reine demeura coite sur son trône.

Elle dépêcha des messagers afin d’informer chaque ruelle de la ville, et d’autres pour informer la province de la mort de Xeros. 

La nuit tombée, des bougies étincelaient à chaque fenêtre pour célébrer le prince d’or. La princesse, qui était inconsolable, s’avança sur son balcon et chanta pour lui - un chant que les méléens reprirent pendant les jours qui suivirent, et que beaucoup eurent ensuite coutume de chanter lors de funérailles.

Cours à travers les collines,

Cours à travers la Mélée,

Avec blaireaux et hermines,

Jusqu’aux lointaines forêts,


Toi qui n’as courbé l’échine,

Quitte aujourd’hui la Mélée.


Vole au-dessus de mon toit,

Vole au-dessus des sommets,

Dans les cieux de la Mélée,

Parmi colombes et oies,


Vers l’aurore aux bras ouverts,

Prince, dors, toi fils ou frère.


Il ne restait plus à Adriaen qu’une chose à faire à Heilagr. Avec la bénédiction de la reine, il entra dans la chambre de Xeros, où se trouvait entre autres son bureau ; et dessus, une pile de parchemins jaunis. Il y fouilla avec attention, jusqu’à mettre la main sur ce qu’il cherchait. C’était un courrier, celui-là même que le prince avait reçu deux jours auparavant, et qui avait entraîné son départ. Le sceau qu’il avait fendu pour l’ouvrir était bel et bien celui du seigneur de Thurn und Taxis, et là se confirma une peur qu’il aurait préféré voir écartée.

Car Adriaen n’avait envoyé aucune lettre à Xeros.


Par Adrian Mander

Illustré par Coconut Dynamite